Episode Trois
Il était temps d’aller libérer la petite nouvelle arrivée. Norah qu’ils l’avaient baptisée. Un joli brin de fille, si on lui demandait son avis. Mais on ne lui demandait jamais, bien entendu. Bon peut-être qu’il y avait des raisons, à toujours fanfaronner pour un rien comme il le faisait, à toujours blaguer, festoyer et enquiquiner son monde quand il le pouvait. Et de toute façon il n’avait aucune envie qu’on lui demande quoique ce soit. Diriger leur petite communauté et prendre des décisions tragiques ne lui disaient rien du tout. Mais alors rien de rien. Il laissait ça au Commandant et à ses fiers bras droits. Lui il préférait profiter de la vie et des petites choses qu’elle offrait… tant qu’il le pouvait encore. Déjà qu’il y avait peu d’occasions de s’amuser…
Mais non il préférait ne pas y songer. Et chassant cette inopportune pensée en secouant sa longue tignasse rousse, il allongea le pas d’un air décidé. Un éternel sourire taquin accroché aux lèvres. Un sourire qui s’élargit encore quand il arriva en vue de la grande « cage » dans laquelle la jeune femme était confinée. Une belle et grande cage aux murs transparents, qui ne permettaient aucune pudeur. Une cage dont il se souvenait parfaitement lui-même pour y avoir séjourné aussi… huit ans auparavant. Une cage qui les avait tous accueillis en son sein à la fois si confortable et si détestable. Oh oui il y avait tout le confort possible, surtout après les dures heures qui suivaient une arrivée mouvementée en ces lieux de terreur : un lit douillet, une chaise, une table, de quoi écrire, quelques livres si l’on en voulait (et si l’on savait lire), du manger et du boire à volonté, une pièce assez spacieuse et bien chauffée, équipée d’eau courante et de petites commodités. Mais un confort… sans aucune intimité. Le tout à la vue de tous. Oh oui, qu’il avait détesté.
Même si maintenant il comprenait aisément ces mesures. Oui tout cela se comprenait, était nécessaire, et se justifiait. Mais… il n’aimait guère pour autant, et n’approuvait toujours pas non plus. Et à la vue de la jeune femme tournant comme un animal sauvage blessé, il sentit son coeur s’étreindre de pitié.
– Belle tigresse, tu vas user le sol de tes griffes à force ! lança-t-il d’un ton moqueur.
Il n’allait quand même pas pleurer pour elle, pitié ou pas pitié.
– Ralf, répondit-elle d’un ton aigre.
Bien que sa voix sonna toujours aussi mélodieuse audit Ralf. Un sourire enjôleur s’esquissa sur ses traits, tandis qu’il fronçait ses épais sourcils, faussement surpris.
– Ah je le savais. Je t’ai marqué à ce point pour que tu te souviennes si bien de moi. Ou, non… avoue… je t’ai manqué.
Il faut dire qu’il était souvent venu la visiter pendant la dizaine de jours qu’elle avait passés ainsi enfermée.
Pour toute réponse, elle leva les yeux au ciel, en lâchant un lourd soupir à fendre le coeur. Oui, il avait le coeur sensible, que voulez-vous…
– Allez, je viens te libérer. Cesse donc de faire la grimace, ma tigrette.
– Je ne suis pas ta tigrette, siffla-t-elle, d’une voix coléreuse. Cesse donc…
Avant de finalement réaliser ce qu’il venait de dire, et de s’arrêter en pleine diatribe.
– Me libérer ?
Elle semblait clairement incrédule.
– Je suis… libre ? C’est…
– Oui, c’est vrai. Je viens te libérer, moi, ton sauveur, beau prince charmant, je viens enlever les chaînes de ma belle princesse.
Un coup dans la vitre lui répondit, ce qui lui arracha un rire tonitruant.
– Tu es libre.
Il eut grand peine à calmer son rire, mais se força à un minimum de sérieux. Après tout, il avait une mission. La libérer. Et la guider.
– Le Commandant l’a décidé.
– Le Commandant, souffla-t-elle en écho, d’une voix tendue.
Ouch, elle ne semblait pas le porter dans son coeur. Il faut dire que Judikhael, ce vieux loup taciturne, l’avait un peu bousculée dès son arrivée, la petite. Pas qu’il y ait eu beaucoup de choix… mais dans le genre tact et patience, on aurait pu mieux faire. Deux mots souvent inconnus du Commandant.
– Allez viens. Suis-moi, fit-il simplement, tout en composant un code sur l’ordinateur qui commandait la pièce entière.
Une vive lumière dessina les contours d’un porte sur les murs transparents, qui disparut rapidement dans un chuintement à peine audible, livrant un passage dans la cloison. Norah en franchit le seuil sans se faire prier et sortit d’un petit saut presque félin, tout en observant autour d’elle d’un air apeuré. Comme si elle craignait que les murs ne se referment encore sur elle. Encore une impression qu’il ne se rappelait que trop bien lui aussi.
A cette vue, le rictus taquin qui ne l’avait pas quitté se mua en un sourire plus chaleureux, plus encourageant, tandis qu’il lui tendit la main, et sa voix descendit d’un octave, se faisant velours caressant :
– Suis-moi. Je vais te guider et t’introduire à notre petite communauté. On n’est pas aussi méchants qu’on y parait.
Elle hésita visiblement un instant, avant de finalement accepter sa main tendue. La main tendue vers la liberté. Vers la fraternité, l’espérait-il aussi. Voire plus, ne put s’empêcher de penser une petite voix frétillante au fond de lui, qu’il mura rapidement en son for intérieur. Ce n’était pas le moment encore d’y songer. Pas encore…
Il la guida alors à travers le dédale des couloirs du Sapientia, devenu le repère des réfugiés. Dans la pénombre régnante, à peine éclairés par la torche de Ralf, ils longèrent quelques murs d’un blanc crème plutôt délavé, ignorant les nombreuses portes fermées, pour certaines verrouillées, comme il le lui expliqua rapidement dans un babillage rapide et enthousiaste.
– C’était un bâtiment médical, un hôpital, avant… avant que les choses ne se gâtent. On l’a choisi pour son matériel et sa bonne position. Et il n’était pas trop abîmé, par rapport à d’autres complètement tombés en ruines. Cet étage est entièrement consacré à tout ce qui est médical. Mais on a aménagé les autres pour vivre. Règle numéro une : on ne sort pas du bâtiment sans ordre direct et sans être en groupe.
Il s’arrêta abruptement alors qu’ils n’étaient qu’à quelques pas des ascenseurs et se tourna d’un geste sec pour lui faire face, dardant son regard clair sur le visage tiré de fatigue qu’elle arborait.
– Je plaisante pas. Cette règle est primordiale.
Il pencha la tête légèrement de côté, comme la jaugeant un instant avec grande attention.
– Je pense, au vu de ton arrivée remarquée… qu’y’a pas besoin de te faire un dessin.
Il vit un frisson de peur la secouer, et elle sembla pâlir plus encore qu’il ne le crut possible.
– Ce qui rôde dehors… ce que tu as vu… je peux te l’assurer, ce n’est qu’un échantillon. Je pense que tu n’as aucune envie de les revoir face à face. Mais tu les reverras. On les revoit tous, un jour.
Bon, autant pour le tact lui aussi. Il pouvait bien critiquer le commandant, il ne valait pas mieux !
– C’est plus sympa de trinquer avec elles quand on est en groupe, s’empressa-t-il de rajouter d’un ton badin, tout en lui donnant une petite claque amicale sur l’épaule.
Qui manqua de peu de la faire valser contre le mur. Mouais… la tigresse allait devoir se remplumer et rapidement.
– On ne sort jamais seul. Jamais. Mais tu ne l’oublieras pas je pense, reprit-il son ton de nouveau sérieux.
Non décidément, même lui n’avait pas le coeur de plaisanter beaucoup avec ça.
Et sans attendre, il reprit son chemin, la faisant descendre par les escaliers deux étages plus bas. Ils longèrent quelques couloirs encore, avant d’arriver enfin dans une vaste salle, où fourmillait une discrète activité. Un brouhaha s’élevait d’un petit attroupement rassemblé autour d’un des lits superposés qui s’alignaient le long des murs.
– Heyy, les amis. On dérange ? lança-t-il à la cantonade.
– Oui, grogna une voix venant d’un lit du fond, à moitié caché par un paravent défraîchi. Certains tentent désespérément de se reposer.
Tous grimacèrent à la réprimande à peine voilée du commandant, et les voix se turent. Du moins un temps.
– Je vous ramène Norah, fit-il plus bas, sans pour autant réellement s’excuser.
De toute façon, Judi râlait toujours.
– Ahhh Norah, s’exclama un jeune garçon enjoué, qui rapidement se recroquevilla avec une moue contrite, quand il réalisa avoir parlé un peu fort.
Le chut soufflé par Meiri fut étouffé par le grognement qui s’éleva de l’autre côté de la pièce. Ralf s’empressa de lancer un clin d’oeil au gamin, son sourire s’élargissant, tout en réfrénant avec difficulté un rire qui n’aurait pas manqué de faire rugir la bête. Ledit gamin se détendit imperceptiblement, même si la raideur de ses épaules trahissait encore une certaine appréhension. Ralf l’attrapa dans un geste presque fraternel, et le serra doucement contre lui. Protecteur. Il n’allait pas laisser l’autre terroriser encore son monde.
– Oui, Norah, notre nouvelle invitée, reprit-il à voix basse. Norah, je te présente Meiri.
Il ne put empêcher un rictus appréciateur de s’esquisser, quand il posa son regard sur la jeune femme à la peau sombre qu’il désignait. Il devait avouer avoir un faible pour ce paquet de nerfs. Ses yeux surtout, si noirs, qui semblaient tant vouloir vous transpercer.
– James, notre petite souris qui se glisse partout, même là où il ne faut pas.
Il serra un peu plus le gamin contre lui.
– Scabior, second de notre aimé Commandant.
Un autre grognement qu’il ignora royalement.
– Tu t’en souviens peut-être, il était là pour venir te chercher.
Se disant, il relâcha un peu le garçon, qui ne s’écarta pas pour autant, et sortit une petite boite métallique de sa poche. L’ouvrant, il choisit avec soin un fin mégot déjà préparé, qu’il porta à sa bouche, avant de l’allumer d’un geste expert à l’aide de son zippo. Il exhala une longue bouffée vers l’extérieur du cercle qu’il formait.
Norah hocha la tête négativement en réponse à sa remarque. Elle semblait soudain bien timide, observa-t-il, un peu amusé.
– Ou pas. Peu importe. Ne te laisse pas avoir par ses airs de belle tête blonde, c’est une vrai plaie.
– Tu sais ce qu’elle te dit la plaie, riposta le dénommé d’une voix sourde, vrillant Ralf d’un regard noir agacé.
Mais cela ne fit que l’amuser plus encore. Il laissa un ricanement s’échapper, tout en haussant les épaules, et souffla une autre fumée mais cette fois vers Scabior, qui la chassa d’un revers de main. Puis il continua, imperturbable :
– Et ensuite Anya, avec son fidèle fusil, Joanne, notre belle anguille, et Fred, qui, malgré son apparence, n’est pas notre doyen.
– Non, le plus vieux c’est l’Commandant, répondit la voix fluette de James.
– Oui, le Commandant, commença-t-il.
Mais cette fois il ne put finir sa phrase, que le grognement s’éleva de plus belle. Il eut tout juste le temps de se retourner pour voir Judi, qu’il aimait tant titiller et taquiner, se lever, furibond.
– Un commandant qui aimerait se reposer après sa nuit de garde, fit ce dernier, la voix basse et grondante.
Ralf frissonna d’appréhension alors que l’homme s’avançait déjà vers eux, la colère crépitant presque autour de lui. Ca sentait mauvais.
– Mais c’est apparemment trop vous demander.
En quelques pas Judikhael se tenait face à lui, le dominant de toute sa prestance et de toute sa haute stature. Ralf se força à ne pas broncher, du moins en apparence, mais il se sentait soudain bien petit face à la force que dégageait l’autre homme. Et une once de remord le vrilla en voyant les cernes qui creusaient ce visage sévère et étiraient plus encore ses traits aquilins. Même ses orbes polaires d’ordinaire si déterminées semblaient ternies d’une fatigue ravageuse.
– Et je croyais vous avoir dit de ne pas fumer dans les parties communes, continua l’autre, tout en attrapant le mégot de sa main de fer et l’écrasant rudement sur le portant du lit le plus proche.
– Mais il n’y a que des parties communes, s’écria Ralf.
Réalisant un peu tard qu’il avait, encore, ouvert sa grande gueule quand il aurait mieux fait de se taire. Il put voir un éclat de pure colère s’illuminer dans les pâles iris de son vis à vis et retint son souffle, attendant la suite avec appréhension.
Avant de finalement froncer les sourcils d’une soudaine inquiétude, quand il vit la lueur si rapidement s’éteindre… et le soufflet de réprimandes irascibles tant attendu ne pas venir. Judi était vraiment, vraiment fatigué pour si facilement laisser tomber. Inquiétude qui s’aviva plus encore, quand il le vit se détourner, tout simplement… et quitter la pièce d’un pas légèrement claudiquant.
Un lourd silence tomba, s’étirant en longueur. Finalement Scabior le brisa, d’une voix emplie de reproches :
– Je ne sais pas ce qui me retient Ralf. Vraiment… des fois tu es… tu es…
Mais il laissa sa phrase en suspens, et s’en alla à son tour, tout en secouant la tête d’agacement. Ralf sentit un poids s’abattre sur ses épaules. Oui, des fois il était… vraiment con. Il se bafferait lui-même s’il le pouvait. Quelque chose vint soudain se serrer un peu plus contre lui, le sortant de son humeur culpabilisatrice, et, tournant la tête, il aperçut James qui l’observait intensément. Il ne put que lui sourire, tout en lui attrapant doucement l’épaule. Envoyant valser toutes ses noires pensées, pour un temps. Un tout petit temps. Avant que la course du temps ne reprenne ses droits.
0 commentaires