Episode Six
Il déambulait d’un air préoccupé le long des couloirs de l’étage médical. Ils avaient essuyé une sacrée attaque deux jours auparavant, et trois hommes avaient été blessés sévèrement. Le Commandant en faisait partie, à son grand damne. Il avait été mordu à l’épaule. Une méchante morsure bien profonde que celle-là, cadeau d’une de ces créatures infectées par ce maudit virus. Ils avaient espéré un instant que sa prothèse ait amorti les crocs, surtout en le voyant continuer à lutter comme si de rien n’était. Mais ils avaient bien vite déchanté une fois l’adrénaline retombée. Et une fois les premières traces de sang rougeoyant son pourpoint. Le mutant avait été abattu, et incinéré, mais trop tard. Tous craignaient que Judikhael soit lui-même contaminé.
Cette simple idée fit frissonner Scabior. Il se retrouvait chargé du commandement de leur troupe, pendant que Judikhael était confiné au centre médical. En isolation. Il ne fallait prendre aucun risque et éviter que la contamination ne se répande. Si jamais il était bel et bien contaminé. Les résultats du bioscan et des analyses devaient arriver incessamment sous peu. Scabior profitait d’un petit moment de répit pour aller rendre visite à Judikhael, et espérait bien avoir des nouvelles de ces résultats tant attendus.
Il se sentait tendu. Ses muscles protestaient à chaque geste, tant il se crispait. Son reflet dans une vitre lui renvoya un visage blafard aux profonds cernes. Il se sentait las, mais incapable de ne rien faire. L’action avait toujours eu ce don de lui vider l’esprit. Et jusque-là il avait eu suffisamment à s’occuper : gérer les blessés, prendre les mesures d’urgence, renforcer les procédés de sécurité en passant au mode Force Critique… Tant et plus, qu’au moins il avait pu éviter de penser au sinistre destin qui attendait peut-être son mentor. Son commandant. Son ami.
Oui, ami. Finalement, Judikhael était peut-être un homme dur, âpre, autoritaire et intransigeant, Scabior s’y était attaché d’une certaine façon. Et songer qu’il pouvait le perdre là, bientôt, lui tordait les entrailles. Une nausée le força un court instant à stopper sa marche. Une main sur le mur, il lutta contre un brutal vertige, et dut retenir sa respiration pour ne pas rendre le maigre contenu de son estomac. Il avait besoin de repos. Et d’un bon repas.
Il avait été incapable de manger plus du quart de sa ration. Il avait bien trop la rate au court-bouillon. L’idée de cette visite lui était éprouvante. Il avait déjà repoussé plusieurs fois l’échéance pour s’y rendre. Lâche, songea-t-il, en regardant de nouveau son pâle reflet dans la vitre de la porte. La lumière de sa torche vacillait, mais ses sourcils blonds se froncèrent et son regard noir se durcit, le vrillant avec colère. Fuir était indigne du second du Commandant, se morigéna-t-il. Fuir était indigne de ce grand homme qui leur avait tant appris et qui avait essayé de reconstruire un semblant de vie dans ces ruines. Peut-être allait-il mourir, dans une déchéance sans nom, à moins que l’un d’eux ait l’ultime courage de lui donner la mort. Et lui, qu’est-ce qu’il trouvait à faire ? Fuir. Évitant de rendre à cet homme noble les derniers instants d’humanité qu’il lui restait peut-être.
Indigne. Et lâche. Les traits de sa mâchoire carrée se crispèrent plus encore. Il entendait presque ses dents grincer. Non, décida-t-il, en relevant fièrement le menton et redressant sa grande carrure. Il ne serait pas dit qu’il se montrerait indigne de l’enseignement du dernier des Anciens parmi eux.
Fort de cette nouvelle détermination, il reprit son chemin. Il se permit un arrêt devant les battants fermés, et prit une profonde inspiration. Il apposa sa paume droite sur le cadran tactile près de la porte et celle-ci se déverrouilla dans un sifflement sinistre.
— Scabior, s’exclama aussitôt la voix mélodieuse de Meiri.
Le jeune homme scruta leur doctoresse. Elle semblait elle aussi épuisée. Tendue et anxieuse, même si elle se montrait toujours calme et posée qu’en temps ordinaire.
— Il va être heureux de te voir.
Il n’avait pas eu besoin de dire quoique que ce soit. Elle avait déjà compris la raison de sa venue. Et à la manière dont elle le scrutait de son regard profond, il avait même été attendu bien plus tôt.
Lâche qu’il était.
Il sentit sa voix lui faire défaut, et ne put que hocher la tête, tout en baissant les yeux, honteux. Une main douce et délicate vint repousser une mèche de cheveux blonds derrière son oreille, et redressa sa petite natte sur son torse. Puis elle se posa sur son épaule, tandis qu’une autre main lui relevait le menton.
— Il t’attend. Il m’a dit que tu viendrais aujourd’hui. Ne t’en veux pas. Il n’aurait pas aimé te voir avant d’ailleurs, avec tout ce que tu avais à faire pour prendre la relève.
Scabior grimaça un sourire contrit.
— Allez, va le voir.
Elle désigna d’un signe de tête la cage d’isolement au fond de la pièce. Scabior suivit le mouvement du regard. Et ses yeux ne purent se détacher du spectacle qui s’offrit à lui.
L’homme fier, droit, fort, un brin hautain, plus qu’austère, l’homme qu’il respectait plus que quiconque, l’homme qui était devenu son modèle, son égérie, était actuellement dans un triste état. Assis sur le lit de fortune de la cage, les coudes appuyés sur les genoux, les mains jointes devant lui, il semblait… attendre. Dans une immobilité étonnante pour un tel homme d’action. La tête basse, il semblait attendre le couperet. Son regard fixait un point sur le sol, et ses longs cheveux châtains voilaient les traits anguleux de son visage. Scabior sentit sa poitrine se contracter. Son cœur dérapa, manqua un battement, avant de reprendre son martèlement sonore.
Il détailla plus encore la silhouette de son commandant. Son bras artificiel était pleinement visiblement ainsi vêtu d’une simple chemise à manches courtes et d’un pantalon en lin blanc. Lui non plus n’avait pas beaucoup mangé ces derniers jours, dirait-on, au vu de sa maigreur. Ou peut-être était-ce la fièvre qui le rongeait, nota-t-il, quand il croisa les orbes polaires. Judikhael avait enfin pris conscience de sa présence et avait redressé la tête. Ses yeux pâles brillaient plus que de coutume et la lumière vive de la cage d’isolement s’y reflétait bien trop.
— Je vais vous laisser, murmura Meiri d’une voix douce.
Et sans attendre, elle s’éclipsa. Un étrange silence plana quelques longues secondes entre les deux hommes. Un sourire s’esquissa sur les fines lèvres du commandant. Une moue peinée s’étira sur celles du plus jeune.
— Tu es venu, fit Judikhael, d’une voix rugueuse.
— J’ai un peu…
— Pile au moment prévu. Toujours aussi ponctuel.
— Mais, tenta de nouveau Scabior, confus.
Une main péremptoire se leva, et lui intima de ne pas continuer sa lancée.
— Tu es venu quand tu devais venir. C’est tout ce qui compte. Tu es le digne successeur que je souhaitais, Scabior.
Le jeune homme se sentit rougir sous ce compliment. Et cette passation de pouvoir sans autre forme de procès. Comme si…
Comme si le Commandant se savait déjà condamné.
Judikhael se leva, avec une certaine raideur. Scabior s’avança jusque devant la vitre de séparation. Son regard sombre erra une fois encore sur le corps musculeux de l’homme affaibli. Il aperçut à travers la chemise un imposant pansement qui enserrait toute son épaule droite. La maladie semblait tracer une course folle dans ce corps autrefois si fort, et pourtant…
Pourtant, nota Scabior, même ainsi habillé, si simplement, pieds nus, sa mutilation à la vue de tous, sans doute dévoré par un virus vorace, et rongé par toutes ces épreuves, leur Commandant en imposait. Il se tenait encore debout avec un charisme qui n’avait rien perdu de sa superbe. Peut-être semblait-il moins flamboyant. Mais toujours aussi tenace. Et cette détermination sans faille au fond de ses prunelles ! Un feu couvait dans cette glace polaire, et ce n’était pas le feu de la maladie.
— Je suis venu, acquiesça finalement Scabior.
Acceptant par ces simples mots de reprendre le flambeau. L’héritage. Il ferait tout pour s’en montrer digne. Sur tout ce qu’il avait de plus cher, il en faisait le serment. Il redressa alors son maintien, et offrit le salut des résistants. Un poing sur la poitrine, le dos droit, le regard fier.
L’étonnement voila les traits abrupts de Judikhael. Avant que finalement il ne rende le salut à son tour. Une certaine émotion flotta entre eux, presque palpable. Scabior pouvait voir la pomme d’Adam de l’autre homme descendre dans un mouvement de lente déglutition.
— J’aurais aimé te demander…
Judikhael sembla hésiter à poursuivre. C’était là peut-être la première fois que Scabior voyait cet homme hésiter.
— Une dernière faveur, reprit-il presque en un murmure.
Le Commandant se racla la gorge, clairement gêné.
— Ce que vous voudrez, intervint aussitôt Scabior.
— Oh non, ne promets pas de suite. Pas avant de savoir ce que je vais te demander.
La sagesse parlait. L’expérience aussi. Mais Scabior les balaya d’un geste de la main. Il devait tout à cet homme, dont la vie. Il lui accorderait toutes les faveurs du monde. Surtout s’il s’agissait de ses dernières.
— Je promets. Quoi que vous souhaitiez, je promets.
— Même de me tuer ?
Judikhael avait prononcé ces mots avec un léger sourire. Un sourire triste, presque nostalgique, mais où se disputait aussi le soulagement.
— Même de me tuer quand nous aurons la confirmation ? Quand les résultats diront le danger que je suis… Me feras-tu cet honneur ? L’honneur de m’éviter la souillure et l’opprobre, et de m’accorder une mort digne ?
Scabior resta un instant muet. Il déglutit fortement, la gorge sèche. Sa vision se brouilla brusquement. Il lutta pour que les images reprennent forme, que les contours de son commandant redeviennent nets. Il ne put retenir une larme salée de glisser traîtreusement sur sa pommette saillante. L’essuyant d’un geste rageur, il peina pour retrouver sa voix.
— Je promets, chuchota-t-il enfin.
Mais cela ne lui sembla pas assez déterminé. Bien peu digne de l’homme à qui il jurait telle chose.
— Je promets, répéta-t-il cette fois plus fort.
Sa voix vibrait. Il releva les yeux et les ancra dans les orbes d’azur qui le vrillaient.
— Je le promets. Je vous tuerai. Dignement. Quand le moment sera venu.
Son poing se referma plus fortement sur sa poitrine, et son dos se redressa encore. L’homme en face de lui raffermit aussi son salut. Et finalement le rompit.
— Merci, souffla-t-il.
Si bas que Scabior crut avoir rêvé ces mots. Il s’apprêtait à dire quelque chose, n’importe quoi, qui chasse ce moment gênant et difficile, quand la porte s’ouvrit avec fracas.
Scabior sursauta et se retourna vivement, une main sur son arme prêt à la dégainer. Il aperçut du coin de l’œil le Commandant se mettre en position de défense. Les réflexes toujours aiguisés malgré la fatigue.
Tous deux se relâchèrent, de concert, quand ils virent la silhouette de Meiri entre les lourds battants de fer.
— Je les ai, s’exclama-t-elle, étrangement heureuse. Je les ai !
Elle agitait son bracelet- écran avec frénésie. Un immense sourire irradiait son visage, ses dents d’un blanc ivoire contrastant fortement avec sa peau sombre.
— Je les ai, répétait-elle, euphorique.
Et un rire cristallin lui échappa.
Scabior échangea un regard circonspect avec Judikhael. Celui-ci lui répondit par un simple haussement d’épaules, montrant pour une des rares fois son impuissance.
— Négatifs. Ils sont négatifs !
Scabior ne put que froncer les sourcils, dubitatif.
— Négatifs ! Vous comprenez ?
Non, il ne comprenait pas. Non… Mais Judikhael, si. Il vit son commandant pâlir brutalement, et s’asseoir, presque chancelant, sur le bord de son matelas. Sa main valide s’agrippant aux draps comme si sa vie en dépendait. Et soudain… Il réalisa aussi.
— Négatifs ? croassa-t-il incrédule.
— Négatifs, exulta-t-elle encore.
Elle lui prit alors les mains et l’entraina dans une danse de la joie. Elle sembla s’apercevoir de l’état de choc dans lequel était plongé Judikhael, car elle s’arrêta soudain et s’empressa de rejoindre l’ordinateur de commandes. Elle déverrouilla la salle d’isolement sans préavis : une vive lumière les éblouit tandis qu’une porte se dessinait dans la vitre de verre. Et alors même que le passage se livrait, elle s’y infiltra; se ruant aux pieds de Judikhael.
— Négatifs, répéta-t-elle, cette fois plus doucement.
D’une main apaisante, elle caressa la joue anguleuse de l’homme qui frémit au contact. Elle l’enserra alors dans ses bras, et lui murmura des mots inaudibles à l’oreille. Il sembla enfin réagir à son tour et l’enserra lui aussi. Une larme coula le long de sa joue, et vint se perdre dans sa barbe naissante.
Scabior sentit ses tripes se serrer à cette vue, son cœur se comprimer. Il n’avait jamais vu l’homme… pleurer. Pas même… Pas même quand il avait perdu son aimée. Jamais. Il l’avait toujours cru tel un surhomme. Tous voyaient en Judikhael un roc impavide sur lequel on pouvait s’appuyer, une falaise immortelle qui les protégerait des ras de marée de ce monde horrifique. Mais non, réalisa avec choc Scabior. Leur Commandant était un homme. Tout ce qu’il y a de plus homme. Avec des sentiments. Et une mort possible.
Dure réalité que celle-là. Il eut l’impression de vaciller lui aussi, et dut se retenir au mur transparent pour ne pas tomber. Son monde s’écroulait.
Mais un autre renaissait, s’admonesta-t-il, les yeux rivés sur l’étrange tableau que formaient Judikhael et Meiri, encore enlacés en une douce transe. Oui, un autre renaissait. Et il ne tenait qu’à lui, Scabior, que ce monde se fortifie. Que tout ne soit plus tenu par les seules épaules d’un homme, mais par tous. Tous, ici présents.
Fort de cette résolution, il se força à se redresser.
Meiri aussi se relevait et maintenait Judikhael assis sur le lit.
— Non, reste calme. Pas tout de suite. Je te garde quand même en surveillance.
— Tu as un doute ? s’enquit aussitôt Scabior.
Il tenta de calmer son cœur qui menaçait encore de faire du yoyo.
— Non, aucun doute, quant aux résultats. Nous les avons vérifiés. Toutes les équipes scientifiques les ont contrôlés. Aucun doute possible. Judikhael n’est pas contaminé.
Elle avait l’air sûre d’elle.
— Alors je peux donc sortir et aider mes hommes, intervint à son tour Judikhael.
Son assurance faisait plaisir à entendre. Même s’il peinait encore à se lever sans trembler légèrement.
— Non.
La voix de Meiri claqua tel un fouet.
— Tu as été grièvement blessé. Et tu as tout de même subi une grave infection. Tu as de la fièvre et ton corps lutte encore. Tu es loin d’être guéri. Non contaminé… mais pas guéri.
Le ton sévère qu’elle prit, et sa posture de défi, dissuadèrent les deux hommes de protester. Meiri était bien une des rares personnes à savoir faire plier le caractère difficile de Judikhael.
Et cette pensée arracha un léger sourire à Scabior. Son premier sourire depuis deux jours.
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