Episode Sept

Une chape de plomb lui pesait sur les épaules. Norah luttait pour ne pas fermer les yeux, là, maintenant. Il aurait été si tentant de poser sa tête entre ses bras et de se laisser emporter par la fatigue qui l’accablait. Elle se sentait lasse. Et perdue. Cela faisait pourtant un mois qu’elle était arrivée, mais malgré tout elle était toujours autant désorientée.

Sa mémoire ne lui était toujours pas revenue. On lui avait répondu que c’était tout à fait normal. Le sujet de son amnésie se révélait toutefois… non pas un sujet tabou. Pas réellement. Mais un sujet délicat. Apparemment elle n’était pas la seule à avoir subi ce sort. Tous avaient vu leur passé s’envoler dans les limbes de leur mémoire effacée. Tout nouvel arrivé en Nosco était frappé du même sceau de l’oubli. On les affublait ainsi du doux surnoms des Oubliés. Est-ce que certains avaient retrouvé ensuite la mémoire ? avait osé demander Norah, un jour, pleine d’espoir. Seul un lourd silence lui avait répondu. Et elle attendait toujours la réponse à cette question, qui depuis la rongeait.

Et s’il n’y avait que cela… Mais une certaine tension rôdait sans cesse, même au sein de leur refuge. Elle n’était sortie qu’à deux reprises, et toujours accompagnée, de jour. La tension s’était alors muée en réelle appréhension, en sensation de danger constant, ses acolytes semblant en qui-vive permanent en ces instants.

Pourtant, ils avaient tout fait pour l’intégrer, pour l’aider à s’adapter à cette situation. Et à cet étrange emprisonnement.

Oui, emprisonnement. La “ville” avait beau s’étendre sur une bonne distance et leur demander une bonne journée pour en faire le tour, en long, en large et en travers, elle n’en restait pas moins… cloisonnée. Fermée. Elle les emprisonnait inexorablement dans ses étranges enceintes. Etranges étaient d’ailleurs un mot bien faible pour les décrire. Quelle n’avait pas été sa surprise quand on lui avait dit : leur aspect n’était pas le même pour tout le monde. Là où elle voyait de grands murs s’élevant à de vertigineuses hauteurs et menaçant de tomber dès qu’elle s’en approchait, d’autres voyaient un immense trou noir, ou de grandes étendues d’eau… ou… Ou certains ne voulaient tout simplement pas en parler. Encore un sujet “tabou” visiblement. Et cette énième pensée déprimante, cette énième question sans réponse, lui fit lâcher un lourd soupir.

Norah sentit alors un regard s’appesantir sur elle. Incapable d’ignorer cette détestable sensation, elle détourna son attention de la bouillie insipide qu’ils mangeaient quasi tous les jours. Et rencontra les orbes polaires de Judikhael.

Quel homme étrange que celui-là, songea-t-elle alors, ses pensées vagabondant vers un autre sujet de questionnement. Il l’observait d’un air songeur. Pour une fois le masque âpre et dur qu’il arborait souvent avait disparu. Il triturait son propre bol de bouillie avec sa cuillère, tandis qu’il frottait les doigts de sa main libre les uns contre les autres. Un geste qu’elle lui avait souvent vu faire. Une sorte de tic, dont il semblait inconscient. Il se crispa soudain, comme réalisant qu’elle l’observait en retour et, après quelques instants de cet échange silencieux, il détourna finalement les yeux.

Elle vit alors Meiri se pencher doucement vers l’homme. La femme à la peau sombre posa une main sur le bras de Judikhael pour attirer son attention, et lui murmura quelques paroles à l’oreille. Il dut ne pas apprécier, car aussitôt une moue contrariée étira ses fines lèvres. Il marmonna une réponse inintelligible. Aussitôt Meiri réagit à vive voix.

— Tu n’es pas un surhomme Judikhael. Tu devrais manger. Et te reposer.

Silence se fit tout autour. Tous cessèrent leur conversation à l’instant.

— Je n’ai jamais prétendu l’être, grogna-t-il d’une voix basse, avec ces accents si particuliers qui indiquaient son agacement certain.

— Alors mange. Et tu viendras me voir pour un examen de contrôle ensuite, continua Meiri d’un ton catégorique.

Elle était l’une des rares à oser donner ainsi des ordres au “Commandant”. Un surnom que tous lui avaient donné, plus qu’un réel titre. Bien que cela ait été un titre en fait dans le passé, avait-elle appris il y a peu. Il était si difficile de glaner quelques informations sur ce lieu, sur ce qu’était cette ville, et ses habitants, sur les créatures qui la hantaient et les terrorisaient tant, et surtout sur le passé. Passé, un autre mot tabou. Il semblerait qu’il n’y ait que des mots tabous en cette terre ! ragea-t-elle intérieurement.

— Non, plus tard l’examen. J’ai quelque chose à faire avant.

— Judikhael, gronda Meiri.

Sa voix mélodieuse se fit clairement autoritaire.

Norah pouvait presque entendre les autres retenir leur respiration. Elle partageait leur appréhension. Elle-même n’osait émettre le moindre souffle, réalisa-t-elle. Il faut dire que tous redoutaient les réactions parfois explosives de l’homme. Même si, selon certains, elles étaient bien moindres depuis quelques temps. Ce qui semblait d’ailleurs les inquiéter plus encore.

Le commandant se contenta d’abord d‘un lourd soupir, puis se servit une bouchée. Certainement pour se laisser du temps, plus que pour réellement obéir aux injonctions pressantes de leur doctoresse. Ce n’était guère le genre de Judikhael d’obéir si facilement. Il était plutôt habitué à en donner. Et pourtant, il n’objecta pas, reprenant une autre bouchée, avant de finalement grimacer.

— Judikhael, reprit Meiri, sa voix retrouvant des intonations plus douces.

— Oui je sais.

Il repoussa toutefois son bol.

— J’irai plus tard, dans la soirée. Je te le promets Mei.

Elle s’apprêtait à répliquer, quand il la coupa dans son élan, d’un geste péremptoire.

— J’ai dit que j’irai. Je tiens toujours mes promesses, à ce que je sache. J’irai. Plus tard. Mais je dois faire autre chose avant.

Il releva alors son regard pâle sur Norah. La jeune femme ne put s’empêcher de frissonner. Il avait un regard si perçant. Pour un peu elle aurait pu croire qu’il pouvait lire en elle.

— Je vais l’emmener aujourd’hui.

— Déjà ? s’écria soudain une voix qui était restée étonnamment sage jusque-là.

Un autre soupir agacé de Judikhael. Le commandant leva les yeux au ciel, avant de finalement répondre.

— Oui déjà. J’aurais même dû l’y emmener plus tôt, Ralf.

— Mais, tenta de nouveau l’autre.

— Il n’y a pas de mais. C’était l’accord.

— Mais, du temps de la Guilde, s’entêta le jeune homme, cet accord…

— La Guilde n’est plus, grogna Judikhael, ses intonations descendant d’un octave. Plus que poussières. Il n’y a plus de Guilde, de Congrégation, plus rien. Tout cela est du passé.

Cette fois il s’emportait. Sa colère palpitait presque dans l’air. Il se leva, et sa haute stature les dominait tous.

— Plus rien. Que des Hommes. Juste des Hommes et leur survie, continua-t-il, d’une voix sombre. Chacun a le droit de choisir comment il veut survivre. Elle aussi.

Il laissa les mots planer quelques instants avant de reprendre, s’adressant cette fois directement à celui qui l’avait ainsi confronté. Il se pencha vers Ralf, seule la table faisant barrage entre eux deux :

— Quant à vous, jeune homme, si l’envie vous prend d’à nouveau contredire mes directives, prenez donc les rênes de notre petit groupuscule. Je serai ravi de déléguer à l’un de vous les responsabilités que vous m’avez tous si ardemment confiées.

Le cynisme qui suintait de ses paroles fit frissonner Norah. Elle préféra se faire toute petite, et écouter attentivement. Quand bien même tout comprendre s’avérait vain. Etonnamment, alors qu’une prise de pouvoir aurait pu être possible pour s’extirper des griffes acerbes du Commandant en titre, personne ne se manifesta. Personne ne prit la parole, personne ne prit la balle au bond. Alors quoi ? Que voulaient-ils ? Ils semblaient tous décrier l’exigence, ou plutôt l’intransigeance exacerbée, de Judikhael, et quand ce dernier proposait de se désister, pas un ne bronchait ? Pas un ne se proposait soudain ? Ah la belle équipe, ne put-elle s’empêcher de penser. Il était plus facile de critiquer et ragoter, plutôt que de devoir décider et diriger visiblement !

— C’est bien ce que je pensais, cingla Judikhael, faisant presque sursauter Norah. Bien. Vous avez encore le temps d’y réfléchir. Pendant ce temps, nous y allons.

—  Où allons-nous ? osa-t-elle enfin demander d’une petite voix intimidée.

Il la fusilla du regard et elle se ratatina sur place.

— Vous le verrez bien assez tôt. Suivez-moi.

Se disant, il indiqua à la jeune femme de le suivre d’un geste autoritaire. Autant dire que ce geste l’intimait à ne pas traîner. Se levant d’un bond, elle sortit à sa suite, après un rapide petit signe de main en guise d’au-revoir aux personnes assises. Elle dut toutefois trottiner pour rester à la hauteur de l’homme, qui marchait à grands pas. Elle n’osa dire un mot toutefois, tant elle sentait encore vibrer les mauvaises ondes en lui.

Ils descendirent prestement un étage, et arrivèrent au grand hall du rez-de-chaussée. Il attrapa une lourde cape sur leur passage, qui attendait à un patère au milieu de dizaines d’autres, et la lui lança presque. Norah en reçut un pan en pleine tête en même temps qu’elle l’attrapait, et manqua de vociférer sur l’homme. Mais la fureur qu’elle lisait dans les yeux polaires l’en dissuada rapidement, même si elle ne manqua pas de lui rendre un regard peu amène. Il se couvrit lui-même, d’un geste marqué par cette habitude coutumière. Puis dans un mouvement majestueux de cape virevolant, il se dirigea vers un présentoir d’armes.         

— On m’a dit que vous étiez plus à l’aise avec les petites armes de poing. Et le combat à mains nues, mais…

D’un geste, il balaya ses paroles, comme s’il s’agissait d’une mouche indésirable.

Mais, en effet… face à des Créatures… et se songeant, elle frissonna encore, cette fois de peur.

Il dut le remarquer, même si elle ne l’avait pourtant pas vu la regarder, car il ajouta, d’une voix adoucie.

— Nous sortons pour peu de temps. Un court trajet, à la lumière du jour qui plus est. Les risques d’une mauvaise rencontre sont minimes. Et je serai là…

Comme si cela suffisait à la rassurer. Quoique…

D’un regard soudain scrutateur, elle se permit de mieux le détailler. Chose qu’elle n’avait fait jusque-là que subrepticement, d’un regard en coin, entre deux plaisanteries de Ralf. Judikhael était un homme bien bâti. Grand, d’une belle prestance, d’une certaine stature. Peut-être pas aussi massif que Fred, ni aussi musclé que Ralf qui aimait tant exhiber ses biceps, mais très certainement musculeux. Du genre nerveux, nerf d’acier trempé, qui savait déployer sa force au bon moment face à l’ennemi. Un guerrier. Un soldat.

Non, rectifia-t-elle en son for intérieur, pas seulement un soldaton. Un combattant. Un combattant et un commandant. Alors qu’elle l’examinait ainsi, qu’elle le voyait enfin pleinement, elle comprenait parfaitement pourquoi les autres l’avaient choisi, lui, pour les diriger. Les guider. Certainement son expérience, eux qui le disaient le plus âgé, mais… surtout, oui, surtout, ça. Tout dans les traits de l’homme dénotait une force charismatique unique. Ce visage de marbre lisse aux traits aquilins, ces hautes pommettes saillantes dont l’une barrée d’une fine cicatrice, ces fins sourcils noirs toujours froncés rehaussant ce regard bleu azur si perçant. Ce regard, cette détermination qui y luisait… Oui, ça, cet homme-là, était fait pour commander.   

Elle en était là de ses conclusions, quand elle réalisa qu’il attendait. Il attendait tout simplement, les bras croisés, pleinement conscient visiblement de l’examen dont il faisait l’objet. Un fin sourire narquois courrait sur ses fines lèvres. Ses orbes pâles brillaient d’une petite lueur amusée, tandis qu’il haussait un de ses sourcils en signe d’expectative muette. Elle rougit vivement et ne put que détourner le regard, incapable de dire quoique ce soit.

— Tenez, se contenta-t-il de dire, rompant le silence soudain gênant. Cette arme devrait vous convenir. Je pense qu’on vous a montré comment vous en servir ?

Elle s’empara de l’arme, et se contenta de hocher la tête en guise d’assentiment. Et comme pour mieux lui montrer, elle sortit le chargeur, le vérifia, et remit le chargeur dans la poignée jusqu’au déclic, puis tira la culasse en arrière. Avant de pointer l’arme vers lui, un sourire faussement enjôleur aux lèvres.

— Ouhla, s’exclama-t-il, en levant les mains, tout en détournant doucement le canon vers un autre point. Je ne savais pas vous avoir si mal traitée pour que vous en soyez venue à une humeur si meurtrière.

Etait-ce de l’humour ?

— Je ne saurais trop vous conseiller en tout cas de ne jamais refaire ca. Nous sommes déjà bien trop peu nombreux pour se permettre de perdre l’un de nous par un bête accident de balle perdue. Et n’oubliez pas. Les balles c’est bien, mais rien ne vaut ça.

Il tapota de son index le canon supérieur monté sur l’arme qu’elle tenait. Un son dur résonna à son geste. Il désignait la petite capsule bleue qui scintillait à l’une des extrémités, vers la poignée.

— On vous a montré comment l’actionner, je pense ?

Elle acquiesça de nouveau silencieusement, et s’apprêtait à appuyer à l’aide de son pouce sur le bouton près de la capsule.

— Non, malheureuse. Ne l’actionnez pas maintenant.

Elle s’arrêta à temps dans son mouvement.

— Ne gaspillez pas le peu d’ondes alpha que nous pouvons économiser.

Sans plus attendre, il se tourna vers les armes et s’empara d’un fusil. Il en testa la pompe, vérifia que les cartouches étaient armées, et que la capsule alpha était bien en place dans le canon supérieur.

— D’ordinaire vous ne prenez pas votre… épée ?

La question lui avait échappée, et elle grimaça en entendant sa propre voix. Elle ne savait comment se nommait précisément l’arme qu’il utilisait d’ordinaire. Mais elle était si étonnée de le voir manier une arme à feu. Lui qui semblait tant les mépriser.

— Elle est en révision. Mais je vous rassure, je sais tout autant manier ces armes-là.

Une ombre de sourire se dessina sur son visage anguleux. Cependant, elle ne put lui répondre en retour. Déjà il tournait les talons, et se dirigeait vers la sortie. Sans l’once d’une hésitation, comme s’il partait pour une petite ballade matinale. Elle se surprit un instant à admirer la cape voltigeant dans son sillage, et la volonté émanant de cette silhouette, l’arme au poing, qui s’éloignait, au son clair de ses bottes résonnant sous la haute voûte. Non, pas pour une petite ballade, comprit-elle enfin. Pour une bataille. Peut-être pas la bataille à laquelle elle pensait toutefois…   

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