Episode Deux

Une course contre le temps. Une course contre l’agonie de ce monde.

Une course, sans fin, qu’ils gagnaient si peu souvent… Pourtant ils faisaient tout, tout, pour arriver avant Elles. Et avant les Ombres.

Cette fois-ci, dirait-on, ils l’avaient remporté. De peu mais… De si peu… peut-être de trop peu. Trop tard ? songea-t-il avec un court instant de désespoir. Son regard clair fit un rapide tour du champ de bataille improvisé, et avisa le corps d’une créature convulsant, alors qu’il écoutait les grognements s’éloignant. Tout ce sang dispersé, ce sang sombre et visqueux, gorgeant la terre à nu. Et cette puanteur âcre qui menaçait de vous étouffer de ses miasmes infectes, tel un poison ingénu. Il s’apprêtait à achever l’ennemi à terre, quand elle sembla enfin décidée à cesser de gigoter, lâchant un dernier borborygme inepte dans son dernier souffle. Judikhael se permit à son tour un léger soupir tout en plantant presque sauvagement son arme en terre.   

Pas de blessés parmi les siens, put-il constater avec soulagement. Leurs ondes étaient braquées sur l’horizon tout autour au loin, leur offrant quelques courts instants de répits avant qu’elles ne reviennent. Qu’elles ne s’organisent pour mieux les attaquer quand ils baisseraient leur garde.

– Sécurisez le périmètre, ordonna-t-il laconique.

Avant de reporter son attention sur la jeune arrivée, qui était toujours au sol, inconsciente. Etait-il donc arrivé trop tard ? Avaient-elles eu le temps de la blesser ? De la… contaminer ?

Retenant un lourd soupir, il s’agenouilla auprès de la jeune femme, et l’étudia d’un regard acéré, que plusieurs dizaines d’années d’expérience avaient aiguisé. La vingtaine sans doute, chevelure de feu emmêlée sur un visage un peu émacié, la peau pâle encrassée, de nombreuses écorchures, quelques saignements… une cheville tordue mais… aucun membre manquant. Aucune morsure. Aucune trace de griffure non plus à première vue, nota-t-il sommairement, tout en se permettant de palper les plaies qu’il voyait, retournant la cheville blessée, les poignets écorchés Peut-être pas contaminée. Peut-être étaient-ils quand même arrivés à temps.

Ils verraient bien au bioscan de toute façon. Il n’était plus temps de l’étudier, d’un moment à l’autre ils allaient revenir à l’assaut.

– Commandant, périmètre contrôlé, fit une voix dans son dos.

Scabior, fidèle lieutenant.  

– Cibles à deux cents mètres. Deux au détecteur. En position stationnaire.

Concis, précis, comme il les appréciait. Ledit commandant se contenta de hocher la tête en guise d’assentiment. Tous avaient perçu le commentaire retenu, mais pensé si fort dans ce lourd silence tendu. Il fallait partir, et vite. Ramener la cible en lieu sûr. Aucun d’eux n’avaient envie d’une altercation à ces heures les plus sombres. Ils étaient désavantagés, si ce n’est par le nombre, du moins par l’environnement, et la fatigue qui les tenaillait. Mieux valait battre en retrait.

Il tenta de réveiller la jeune femme d’une légère tape sur la joue. Rien. Une autre tape, un peu plus forte. Toujours aucune réaction. Cette fois la gifle partit, un son dur claquant dans l’air tel un fouet acéré. Un petit cri, tandis que des yeux verts s’ouvraient abruptement.

– Qu’est-ce… que… que…

Elle tenta de se redresser, écarquilla les yeux quand elle le vit, et tenta de reculer de quelques coudées. D’une main il agrippa son épaule, tentant de l’immobiliser et d’éviter tout mouvement incontrôlé. Il la sentit trembler sous lui, tenter de remuer, s’agiter, mais sa main de fer se resserra l’en empêchant.

– Pas de panique. Nous sommes là pour vous sauver.

Du moins le tenter.

– Qui êtes-vous ? souffla-t-elle d’une petite voix.

Elle n’était encore qu’une enfant, songea-t-il, un onde nostalgique le vrillant soudain.

– Ne bougez pas. Cessez de vous agiter. Tout mouvement incontrôlé les attire plus encore. Nous sommes là pour vous aider, répéta-t-il, faisant appel à toute la patience qu’il n’avait pas pour la calmer.

Mais c’était loin d’être son fort. Sa main se resserra sur la frêle épaule, et la fit grimacer. Sans doute lui faisait-il mal, plus qu’il ne l’apaisait. Mais il était pressé : même s’ils avaient gagné une première course, le temps continuait de jouer contre eux.

– Qui êtes-vous ? reprit-elle, toujours confuse, les yeux encore embrumés, tout le corps tremblant de peur.

De peur, et de froid. Il fallait avouer qu’elle était très court vêtue, remarqua-t-il enfin, se permettant de la détailler de la tête au pied. Son regard s’éclairant brièvement d’une lueur appréciatrice, avant de reprendre leur terne voile.

– Nous répondrons à vos questions. Mais en lieu sûr. Nous allons vous amener en sécurité et vous soigner. Vous montrerez-vous coopérative ou…

« Ou devrons-nous vous assommer ? » laissa-t-il le silence compléter à sa place.

Il vit son regard se faire de moins en moins hagard, l’observant attentivement, le détaillant presque compulsivement, avant de se tourner vers les hommes et femmes qui l’accompagnaient, alors en cercle presque parfait autour d’eux, magnifique rempart humain armé de leurs ondes alpha formant un halo puissant dans ces ténèbres poisseuses. Mais pour peu de temps… Si peu de temps…

– Voulez-vous nous suivre ? Ou souhaitez-vous rester ici ? offrit-il finalement, rompant le silence et son observation minutieuse.

Elle pourrait les contempler, questionner, babiller ou même pleurer après. Quand ils seraient là-bas, en relative sécurité. Mais pas ici. Pas maintenant.           

– Nous allons devoir y aller, continua-t-il, cette fois se levant.

Il n’avait aucune envie de se battre. Que ce soit contre les Créatures ou contre elle. Après tout, elle n’avait qu’à choisir. Elle avait appelé à l’aide, ils avaient répondu, à elle maintenant de saisir sa chance. Et qu’importe qu’elle n’ait pas toutes les cartes pour se faire, songea-t-il, balayant de cette pensée mesquine toute conscience qui tentait de l’amadouer. Qu’importe qu’elle soit terrorisée, perdue, désorientée. Après tout, ils étaient tous passés par là.

Il ramassa son arme plantée dans le sol, qu’il rengaina dans le fourreau ceignant sa taille, éteignant du même geste la lueur bleutée qui la faisait scintiller.

« Ou nous pouvons aussi vous tuer, si vous préférez », songea une petite voix en lui. Ce pourrait être là d’ailleurs le meilleur choix.

Le danger rôdait. Il n’avait pas le luxe de se payer une conscience ou de faire preuve de patience. Sa mauvaise foi le confortant dans cette idée, il la fusilla de son regard de glace, l’intimant à se décider.  

– Trois autres cibles détectées, intervint de nouveau Scabior. Trois cent mètres à trois et six heures Commandant.  

– Maintenant, Miss, ou jamais, reprit sombrement ce dernier d’une voix presque sépulcrale.

Un regain d’humanité le poussa à tendre tout de même sa main, face à cette enfant paniquée. Elle leva vers lui un visage troublé, un regard presque dément, où la folie menaçait. Il pinça les lèvres, retenant tout sarcasme venimeux, tentant de juguler son agacement exacerbé.

– Maintenant. Ou jamais, articula-t-il plus lugubre encore.

Un grognement non loin lui répondit.

Et cela, plus que tout, sembla faire sortir la jeune femme de sa léthargie. Un gémissement lui échappa, et elle tenta de reculer. Personne d’autres ne broncha ou ne bougea. En bons petits soldats, songea Judikhael, fier de ses hommes. Puis finalement, face au manque de décision de la jeune femme, son agacement et son impatience légendaires furent plus forts que tout. Il se pencha vers elle, l’empoigna rudement par le bras et la releva sans ménagement.

– Nous n’avons plus le temps. Vous allez nous suivre sans faire d’histoire. Ou je vous assomme.

Elle tenta de reculer, les jambes flageolantes, secouant légèrement son bras malmené. Il resserra encore sa prise sans aucun effort, tout en grognant :

– Dans le meilleur des cas.

Cette fois le sous-entendu était assez clair. Et cela sembla avoir le mérite de la calmer. Un tant soit peu. Ça ou les grognements qui se rapprochaient.

Sans la lâcher, il la conduisit vers son motojet, qu’il enfourcha souplement, faisant voleter sa cape dans son dos, avant de la forcer à se placer devant lui. Au moins il pourrait aisément la maîtriser si nécessaire.

– Cramez-moi ça, cracha-t-il tout en désignant du menton le sombre cadavre.

A peine les mots avaient-ils été prononcés, que des flammes s’élevèrent dans un souffle assourdissant tandis que la bombe incendiaire lancée par l’un des hommes dévorait les chairs putrides. Des flammes sifflant et valsant dans la nuit ténébreuse, comme pour festoyer cette victoire sommaire.

– En formation.

Les lumières voltigèrent en un balais savamment orchestré. Chacun remonta sur un appareil semblable, sans pour autant lâcher leurs ondes précieuses qu’ils braquaient toujours vers l’ennemi. Et en un vrombissement féroce, tous les engins démarrèrent en trombe, fonçant vers ce qui était devenu leur repère.

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