Episode Cinq

D‘un signe impérieux, il leur intima de ralentir le pas. Comme un seul homme, tous obéirent, calant leur rythme sur celui de leur commandant. Ils n’étaient plus qu’à quelques mètres de la salle barricadée. Son arme braquée prête à tirer, Judikhael observait attentivement les alentours. Les radars leur avaient indiqué cinq Créatures, maintenant confinées dans la salle devant eux. Mais il préférait se fier à son instinct. En plusieurs dizaines d’années d’expérience, il avait eu le temps de l’affûter.

Ils arrivèrent devant la porte verrouillée. Dos contre le mur, son arme relevée à hauteur de visage, il ordonna à ses hommes de s’arrêter. D’un geste, il désigna Ralf, Scabior et Joanne, et leur indiqua de se placer de l’autre côté de la porte. Sans même qu’il ait eu à l’ordonner, Fred et Anya se placèrent derrière lui. Ralf tirait déjà Norah de son côté, la calant dans son dos contre le mur. Un fin sourire s’esquissa sur les lèvres pâles du commandant à la vue de cette parfaite synchronisation.  

Une ombre voila toutefois ses traits durs, alors qu’il observait rapidement la jeune femme. Norah pouvait se révéler un réel danger pour tous par son inexpérience. Ou par la peur qui pouvait la tétaniser. Même si pour l’instant elle semblait plutôt bien réagir et se contrôler. Elle pourrait aussi se révéler un atout appréciable, susurra son esprit calculateur, qui voyait un potentiel soldat en plus. Mais là n’était pas la question, se rabroua-t-il mentalement. Son regard perçant se porta alors sur le dernier de leur équipée, leur petite souris. Tirant doucement James par le bras pour le rapprocher, il lui murmura à l’oreille :

— Tu sais ce que tu dois faire.

Le jeune homme hocha la tête.

— Tu te sens prêt ? Si tu ne peux pas c’est maintenant. Ou jamais.

Un autre hochement de tête lui répondit, un air déterminé ancré sur ses traits juvéniles. Et une lueur d’appréhension brillant dans ses yeux verts.

Sans attendre plus longuement, James fila. Judikhael sentit sa poitrine se comprimer quand la fine silhouette disparut de sa vue. Et s’il l’envoyait au casse-pipe ? Et s’il les envoyait tous à la défaite, la mort assurée, ou pire même ?

Une délicate vibration à son poignet le força à revenir à la réalité. Secouant la tête et chassant ses funestes pensées qui n’avaient plus leur place en cet instant, il porta son attention sur son synchronisateur. Quatorze minutes et cinquante secondes. L’heure sonnait.

Il actionna quelques commandes sur le petit écran tactile de son bracelet, et lança le signal indiquant que sa section était en place. Il  reçut aussitôt la réponse des autres sections. Un halo vert souligna le nom de chacune d’elles sur l’écran. Prêtes, tous au poste. A l’heure pile, songea-t-il, alors que le chiffre quinze s’afficha en rouge clignotant. Judikhael porta son doigt sur la commande ultime, et, le geste en suspens, laissa son regard dériver sur les hommes et femmes l’accompagnant. Tous hochèrent la tête. Prêts, eux aussi. Comme toujours. Son doigt appuya plus fortement. Le signal de l’assaut partit, et le radar réapparut sur l’écran tactile de nouveau verrouillé. Les cinq points rouges s’agitaient. Visiblement elles aussi étaient prêtes…

Inspirant fortement, Judikhael releva son arme. Après un dernier hochement de tête, il plaqua sa main gauche, paume ouverte, sur l’écran tactile près de la porte, et les lourds battants se déverrouillèrent. Dans un chuintement lugubre, ils glissèrent sur les côtés, livrant passage.

— A nous !

Tout en rugissant, il s’engouffra en premier. A peine entré, il actionna son arme en mode alpha. Un désagréable frisson lui traversa l’échine quand elle refusa de fonctionner.  

Il happa d’un seul regard la situation. Cinq créatures en effet, rassemblées devant la porte du fond. Aucune autre en vue ni perçue. Il entendit Fred et Scabior entrer à sa suite et se déployer de chaque côté. Son pouls se mit à battre plus fort, alors qu’il actionnait de nouveau le mode alpha de son arme. En vain.

Deux des créatures grondèrent. Les roulements rauques de leur voix bestiale faisaient écho au tambourinement de son coeur. Elles avançaient déjà à pas mesurés vers eux.   

Ralf et Anya entrèrent à leur tour, quand enfin une onde bleutée scintilla dans la pièce. Aussitôt les créatures se figèrent dans leur mouvement. Sans pour autant reculer. Leurs grondements se firent plus féroces encore. Leurs grandes silhouettes déformées se projetèrent sur le mur du fond, dessinant un sinistre tableau.

— Commandant ? questionna Scabior.

Une note d’appréhension teintait sa voix d’ordinaire grave et posée.

— Ondes inactives, répondit Judikhael, d’un ton sépulcral.

Les mains moites, il s’entêta une dernière fois sur son arme. Avant de finalement jurer entre ses dents, et de lâcher le fusil qui pendouilla par sa bandoulière.

— Elle a pourtant été vérifiée pas plus tard…

Une créature rugit plus fort, lui coupant la parole, et tenta un pas. Les épines de sa crête dorsale se hérissèrent, menaçantes. Elle arqua ses jambes musclées aux arrêtes acérées, prête à bondir. Les ondes de Joanne, et contre toute attente de Norah, vinrent raviver le scintillement cristallin dans la pièce. La créature se stoppa dans son mouvement. Dans un feulement strident, elle leva des bras armés de tranchants devant ses yeux opalescents.

Judikhael sentit le sang pulser à ses tempes et une sueur froide courut le long de son échine. Son coeur martelait si fort dans sa poitrine, qu’il menaçait de sortir de sa prison. Il serra les poings, les muscles crispés, et sa mâchoire carrée se contracta rageusement. Ses yeux parcoururent rapidement la salle et voleta sur les créatures. Lieu confiné, en un contre un, but premier le rabattage. Les autres sections viendraient en renfort aux prochaines intersections. Ils n’avaient qu’à faire reculer leurs proies.   

— Mais qu’importe, grogna-t-il avec fermeté.

Comme pour mieux se convaincre lui-même.

Judikhael sortit alors son précieux sabre du fourreau qui lui ceignait la taille. Lui au moins ne lui ferait pas défaut. Il  n’avait jamais failli. Sa lame était si finement aiguisée. Et irradiait si bien de cette onde salvatrice, constata-t-il, alors qu’elle s’illuminait d’un flux bleuté. Un discret soupir lui échappa, tandis que d’une main il caressait son arme. Un fin sourire s’esquissa sur ses traits durs. Et se transforma en cruelle grimace quand ses orbes polaires se portèrent de nouveau sur les créatures.    

Il entraperçut du coin de l’oeil Norah tressaillir, mais son arme n’en trembla pas pour autant. Il aperçut également une moue de pur dégoût déformer ses traits face aux abjections qui leur faisaient face. Voir ces créatures humanoïdes de si près et en pleine lumière avait effectivement de quoi en rebuter plus d’un. Chacune des créatures arboraient des stigmates uniques en leur genre. Des arêtes acérées sur les membres et le dos pour l’une, une allure reptilienne l’obligeant à ramper ou un corps totalement difformé de boursouflures pour d’autres… Une parmi toutes était des plus répugnantes, avec son visage dévié : sa bouche, son nez et ses yeux avaient fui d’un seul et même côté pour ne laisser sur le reste qu’un masque de plaques lézardées et suintantes.         

Mais il n’avait pas de temps à perdre à contempler cette misère souterraine, se morigéna-t-il intérieurement. Si pour l’instant, personne ne bougeait, telles de pittoresques statues, le statut quo ne resterait guère longtemps. La tension était palpable. Un seul faux geste, un seul mouvement brusque, et les créatures attaqueraient. Ondes alpha ou pas. Acculées ainsi, elles n’étaient plus que des bêtes traquées prêtes à tout pour leur survie. Tout comme eux.

D’un geste lent, Judikhael approcha son synchronisateur de sa bouche, et y murmura :

— Nous sommes entrés. Ouvrez le sas du fond. Suivez-nous aux caméras. S2 et S3 tenez-vous prêts.

L’ouverture du sas fut la seule réponse qu’il obtint. Signe évident que ses ordres avaient bien été reçus. Certaines des créatures se retournèrent en sursautant. Une d’elles s’enfuit immédiatement sans demander son reste. Judikhael leva une main péremptoire, ordonnant à ses hommes d’attendre.

Les quatre autres étaient encore face à eux, et l’une d’elles surtout les observait toujours. Une lueur furieuse brillait dans ses orbes blanches, et ses grognement gutturaux n’auguraient rien de bon. Il augmenta l’intensité de son arme alpha, espérant faire fuir leurs opposants. Immédiatement ses compagnons l’imitèrent. Une aura d’un bleu intense les nappa, et devint presque insoutenable même pour eux.

Les grognements montèrent encore d’un cran. Puis, dans un hurlement rauque, la créature recula, imitée par ses comparses. Elle ne les lâcha pas du regard pour autant. Elle, entre toutes, était la cible prioritaire. La tête pensante, l’alpha sans qui les autres seraient perdues et se disperseraient. Elle, sa cible, sa proie, décida Judikhael, sentant la soif de combat peu à peu l’envahir.

L’étrange équipée commença alors son cortège. Elles reculant pas à pas. Eux avançant peu à peu.

Un pas. Ils avançaient en formant un V, Judikhael en première ligne. Un pas encore. Ils venaient de croiser quelques portes verrouillées. Les créatures n’avaient pas même essayé de les ouvrir. Complètement dédaignées par leur alpha. Un pas encore. Judikhael sentait ses muscles se crisper plus encore. Tous les sens aux aguets. Ils approchaient d’une intersection. Une étape cruciale. L’équipe S2 devrait les y attendre.

Un autre pas. Ils y étaient. L’alpha tourna subrepticement la tête vers l’intersection. Et grogna, visiblement frustrée. Elle se tourna légèrement, de manière subtile mais avec force intelligence, constata Judikhael. Ainsi elle les gardait en vue, et presque à portée, tout en pouvant observer ce qui l’attendait à l’embranchement Nord. Quand les hommes de S2 déjà en position de barrage furent en vue, elle ne s’arrêta pas pour autant. Elle ralentit son allure, sur la défensive, mais poursuivit son avancée. Peut-être avait-elle deviné leur plan.

Elle n’avait aucun échappatoire pour autant. A cette pensée, Judikhael ne put réprimer un sourire féroce.

Le couloir décrivit une légère courbe avant de poursuivre en ligne droite. Ils approchaient d’un cul-de-sac. L’ultime instant fatidique. Judikhael pouvait sentir son coeur marteler de plus belle. L’esprit à l’affût, il ne lâcha pas la créature dominante des yeux. Tout viendrait d’elle.

Comme pour confirmer ses doutes, elle marqua un temps d’arrêt quand elle entraperçut la dernière salle vers laquelle il les poussait. Une salle confinée, dont la porte d’accès opposée était encore verrouillée. Le sas de sécurité contrôlant d’ordinaire l’accès souterrain avec ses lourds battants blindés de chaque côté.

Judikhael entendit l’équipe de la troisième section arriver sur leur gauche, en position de renfort non loin de S2. Au même moment les créatures pénétraient dans le sas.

Brusquement tout se figea. Tous s’observèrent en un lourd silence macabre. Seul le vrombissement des armes alpha se faisait entendre. Un étau de fer happa Judikhael, lui vrillant les tripes. Une goutte de sueur glacée coula le long de sa tempe. Elle redessinna les contours anguleux de son visage avant de tomber au sol en un bruit sourd. Une respiration hachée à ses côtés lui apprit que la tension était générale.        

Il aurait été si facile, si simple, de fermer le sas pour ensuite libérer les créatures au dehors. Oui, si facile. Mais… Judikhael voulait des réponses. Ils devaient en capturer une. Et les libérer n’écarterait pas le danger : elles avaient réussi à entrer une fois. Ils préféraient ne pas prendre le risque de les voir à l’intérieur une seconde fois, si possible. Non… ils devaient les éliminer. En capturer une dans l’idéal.

Rassemblant son courage à deux mains, il reprit son avancée, acculant les créatures plus encore. Elles reculèrent. Il entra à son tour dans le sas, ses compagnons derrière lui toujours en formation. Ce fut sans doute le mouvement de trop. Dans un cri qui lui glaça les sangs, la créature dominante se jeta sur eux. Sur lui, plus précisément. Il leva son arme, et sa lame ripa sur les arrêtes acérées des bras de son agresseur. Ce fut le signal. Tout ne fut alors que confusions, mouvements chaotiques, imbroglio de sons, de tirs, de cris. Judikhael était lame contre bras avec la créature. Il tenta un coup d’oeil aux environs pour voir la situation de ses compagnons. Mais un coup féroce le rappela à la réalité. Il le para in extremis, et sentit la force de l’impact résonner dans son bras jusqu’à son épaule. Les créatures avaient toujours montré une force et une endurance supérieures à celle des hommes. Mais celle-ci plus encore, constata le commandant, avec un éclair de lucidité teintée de peur. Cette créature n’était pas leur alpha pou rien.

Celle-ci poussa plus encore sur sa prise, forçant Judikhael à se cambrer sous l’effort, et à reculer en arrière. Encore un peu et il serait acculé dos au mur. L’haleine fétide de la créature manqua lui faire chavirer l’estomac. Réprimant ses sens malmenés, il fit appel à toute la force qu’il avait. Dans un cri rauque, il appuya à son tour, mettant son bras mécanique à rude contribution. Il parvint à se redresser. Laissant son bras droit maintenir la lame et tenir en respect son ennemi, il glissa son autre main vers sa ceinture. Il agrippa sa dague et, la sortant vivement de son petit fourreau, assena un coup traître dans le flanc de la créature. Un cri aigü lui déchira les tympans, alors que l’alpha lâchait prise et reculait vivement.

Cela permit à Judikhael de faire un tour de la situation. Ses compagnons tenaient tête bravement aux créatures. Une d’elle gisait à terre. Deux hommes d’une autre section se faisaient traîner hors de portée par leurs camarades, vers l’arrière, aussitôt remplacés sur le front par deux autres. L’alpha en face de lui grognait à voix basse, une main se tenant le flanc, le foudroyant du regard. Judikhael n’avait toujours pas baissé son arme, prêt à parer. Autour d’eux, les confrontations continuaient, mais ils semblaient tous deux comme dans une bulle, s’observant, s’étudiant, après cette première escarmouche.  Mais il la voulait. Il la voulait vivante !  

Un bref coup d’oeil vers le plafond. Il était là. Prêt, attendant le signal. Ses yeux verts, luisant de peur et de détermination mêlées, rivés sur lui. Aussitôt, Judikhael retourna son attention sur la créature qui n’avait pas bougé.Il actionna un bouton sur son arme, et pointa la lame vers l’alpha. Une lumière rouge virevolta alors sur le torse marbré d’arêtes du monstre. Rapidement rejoint par une fléchette acérée qui se planta profondément. La créature hurla, se cabra, fit un pas rageur vers le commandant, prête à sauter à l’attaque… et finalement s’effondra d’un coup dans un bruit mat.

Le hurlement de leur alpha avait figé les autres créatures. Une autre tomba sous un tir mortel. Deux de ses hommes étaient toutefois en mauvaise posture avec les créatures restantes. Un choix. Il devait faire un choix, et vite. Risquer la vie de ses compagnons et tuer ces créatures ou… Lune d’elle resserrait déjà son étau sur la gorge de Fred. Les lèvres violacées de l’homme tentaient de murmurer quelques mots. Inaudibles. Ses pieds battaient l’air devant lui, alors que la créature le soulevait. Elle vrilla Judikhael de ses yeux complètement noirs, tels des puits sans fond. Elles aussi avaient bien noté qui était l’alpha des hommes en ce lieu…

– Assez, rugit-il, en levant la main, péremptoire.

L’étau sembla se desserrer. De violacée, les lèvres de Fred reprirent une teinte plus rosée. Le vieil homme parvint à avaler quelques goulées d’air. Autant que la créature lui en laissait prendre du moins.

– S4, la voie est-elle libre derrière les portes ? Demanda Judilkhael via son intercom au poignet.

– Aucune créature aux radars. Voie nette dans un périmètre de cent mètres.

Un périmètre respectable. Un risque honnête.

– Déverouillez le sas. Mais sans l’ouvrir.

– Commandant ? interrogea la voix à l’intercom.

– Déverouillez le sas. Mais sans l’ouvrir.

Un chuintement se fit entendre. Qui se coupa net toutefois, les portes restant closes.

– Li-bé-rez l’homme. Je répète li-bé-rez l’homme. Et vous serez libre.

– Hôme libre, nous libre, croassa l’autre créature dans des accents gutturaux.

– Oui, homme libre, vous libre, répéta Judikhael, faisant fi des sifflements qu’il entendit derrière lui.

Il vit la main de Norah trembler, manquant de lâcher son arme. Ralf vint se mettre devant elle, tel un barrage humain.

– Tous libres, fit de nouveau la créature, en désignant l’alpha à terre.

Judikhael se retint de jurer, maugréant intérieurement. S’ils n’étaient pas déjà si peu nombreux, il aurait bien passé cette créature au fil de son épée.

– Non, juste toi et elle.

– Tous, insista l’autre en resserrant de nouveau son emprise.

Mais Judikhael aussi était entêté.

– Non, juste toi et elle. S’il meurt, vous mourrez.

Il appuya ses paroles en levant son arme, et en intensifiant son onde alpha. Aussitôt imité par ses compagnons qui braquèrent leur arme sur les créatures encore debout. Fred ne s’en sortirait sans doute pas vivant s’ils attaquaient, mais les créatures non plus. Un éclat de peur et de compréhension brilla dans les obsidiennes de la créature. Elle se contenta alors de hocher la tête, en desserrant son emprise. Elle recula lentement vers la porte, toujours Fred sous son joug.

– Ouvrez d’un quart les portes, ordonna Judikhael.

Les battants s’écartèrent partiellement. Les créatures se tinrent devant, prêtes à bondir au dehors.

– A trois, les portes s’ouvrent, vous libérez notre homme et vous partez. A trois.

La créature hocha la tête, sans dire un mot. Parler semblait être difficile pour elle. Fred trembla, les jambes vacillantes.

– Vous avez entendu ? s’enquit-il à l’intercom.

Un « oui » étouffé lui répondit.

– Un.

Le commandant sentit son coeur manquer un battement.

– Deux.

Sa main gauche devenait moite et son arme menaçait de glisser.

– Trois.

Sans qu’il n’ait eu à l’ordonner, le sas s’ouvrit dans un sifflement sonore. Fred tomba à terre et les créatures fuirent à grands bonds.

A peine avaient-elles franchi le seuil, qu’une onde bleutée apparut juste derrière les portes, maigre barrage contre les créatures. Les battants se refermèrent et se verrouillèrent aussitôt.  

Judikhael sentit l’épuisement l’engourdir. D’un pas un peu chancelant, il approcha de Fred. L’homme se redressait doucement, aidé de Scabior, et hocha la tête vers son commandant, d’un air se voulant rassurant. Judikhael reporta alors son attention sur l’alpha encore à terre. Il l’observa avec précaution. L’anesthésiant n’était encore qu’en test après tout. Tous leurs essais précédents avaient échoué.

Il braqua son synchronisateur sur elle.

– Mode bioscan accéléré, murmura-t-il.

L’engin vibra, et une onde verte parcourut le corps à terre.

– Vivante. Bien, conclut-il.

Judikhael laissa son regard errer vers les hommes et femmes présents, et constatant que personne ne semblait avoir de blessures graves, il se permit un sourire soulagé. Ils s’en étaient bien tirés. Il se tournait vers la sortie, prêt à donner ses directives aux autres sections, quand il se sentit happer par la cheville et basculer en arrière. Il chuta au sol, son dos heurtant douloureusement le sol dur, sa respiration soudain coupée. Des cris et vociférations s’élevèrent autour de lui, alors qu’un corps lourd et massif le recouvrit. L’alpha, réalisa-t-il, entre deux laborieuses goulées d’air. Il n’eut pas le temps de frapper son agresseur de son arme, qu’il fut soulevé de terre par le col, tel un vulgaire paquet de chiffons. Il aperçut les jets d’ondes alpha derrière la créature. Elle le maintint contre un mur, lui rendant tout mouvement difficile, et ignora les ondes qui les irradiaient. Il tenta de donner quelques coups de pied en vain. A peine la créature tressauta-t-elle. A moins que ce ne soit l’impact des tirs qu’elle recevait dans le dos qui la faisait sursauter ainsi.

Tout ce temps durant, sa main mécanique n’avait pas lâché son arme. Il dut faire appel au peu de forces qu’il lui restait pour la lever, et assener un coup sur la crête tranchante de son ennemi. Et un autre. Et encore un autre. Enfin elle le lâcha. Judikhael menaça de glisser au sol, à ses pieds. Il parvint à se rattraper au mur au dernier moment. Sa colère, sa rage, reprirent le dessus, et il relança son arme contre la créature. Il sentit une douleur vive dans son épaule droite, mais l’ignora et assena un coup encore. Ses muscles endoloris et blessés protestèrent vigoureusement, mais dans un cri forcené, il assena un dernier coup. Du tranchant de son arme, il visa le cou. La base, là, juste entre deux arêtes. Et la lame s’enfonça. Un jet putride l’aspergea, et envoya quelques projections vers le haut. Il sentit une légère résistance… avant que sa lame ne finisse son chemin. Les bras de son ennemi le harponnaient encore mais ne bougeaient plus. La tête de l’alpha l’observa encore un temps, puis vacilla. Elle chuta au sol et laissa une traînée sombre infecte.

Puis le corps suivit, les bras se détachant enfin du commandant.

Haletant, vacillant, Judikhael se laissa effondrer contre le mur. Ses orbes claires happèrent les hommes et femmes l’entourant. Tous avaient le regard braqué sur lui, dans un lourd silence.

— Tout va bien, grogna-t-il.

Mais même à lui sa voix ne sembla guère convaincante. Il sentit alors une faiblesse sans nom l’envahir.

James sortit la tête depuis une grille d’aération du plafond. Il sauta alors de son perchoir, rompant ce moment gênant. Ralf aussitôt s’approcha du garçon, et lui tendit un mouchoir délavé pour s’essuyer le visage. Les projections l’avaient visiblement atteintes jusque là haut. Judikhael entendit Ralf murmurer quelque chose, sans en comprendre le sens réel. Ses sens semblaient s’engourdir. Il  vit le garçon acquiescer faiblement, et quelqu’un s’approcher de lui. Mais sa vision devenait floue.

Il se sentait si faible. Si… On lui parla, mais il n’entendit pas. Ce n’est qu’à cet instant qu’il vit du sang goutter par terre. Non pas un sang noir verdâtre… mais un sang rouge carmin. Son sang, réalisa-t-il enfin. Son regard parcourut son bras, son bras droit mécanique qui normalement ne pouvait saigner, et le remonta jusqu’à l’épaule. Jusqu’à la blessure, qui, là, sous ses yeux soudain horrifiés, béait.

Béait, comme… comme lorsque… Soudain les souvenirs ressurgirent. Lui, gisant à terre, mourant, son bras à dix mètres plus loin dans une gueule déformée. Lui il y a quelques années, l’épaule en sang, son moignon pendouillant… et tout ce sang, son sang, ce sang qui s’étalait comme en cet instant, en une marre poisseuse. Une douleur vive le happa, une terreur sans nom le submergea, et dans un cri il sombra.

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