Episode Un

Noir. Soudain si noir.

Si noir. Il faisait soudain si noir. Où était donc passé le jour ensoleillé ? Que faisait-elle là ? Où était-elle déjà ? Quel était ce lieu ? Elle ne le connaissait pas, ne s’en rappelait pas… Comment était-elle arrivée là d’ailleurs ? Se rappeler, se rappeler… Oui, elle devait bien se rappeler, avec un petit effort. Que faisait-elle juste avant ? Que… que… faisait-elle… juste avant ?

Un instant. Fugace dans la course du temps.

Rien.

Où était-elle ? Que faisait-elle ? Pourquoi avait-on éteint les lumières ? Que, quoi, où, comment ? Mille questions fusant alors dans son esprit agité, paniqué, que la mémoire semblait avoir abandonné. Oublié. Elle avait oublié. Elle ne savait plus comment elle était arrivée là, ce qu’elle faisait en cet endroit. Pourquoi, comment, où ? Non, elle ne s’en rappelait pas. Pourtant elle essayait. Elle essayait fort, et se disant elle essaya encore, fermant les paupières sur ses yeux alors aveugles, sentant un liquide salé glisser sur ses joues frigorifiées. Que, quoi, comment, qui ? Pourquoi ne s’en rappelait-elle pas ? Pourquoi ?

Et si froid.

Un froid qui s’insinuait en elle, lui glaçant les os, et l’enlaçant avec une passion vorace. Un froid qui engourdissait ses sens, l’emprisonnant sous sa gangue d’angoisse. Elle se sentait incapable de bouger. Incapable du moindre mouvement, de la moindre volonté. Là enlisée, avec pour seule compagnie une soudaine peur irraisonnée.

Peur, froid, noir…

Mais où était-elle ? Pourquoi ne se rappelait-elle de rien ? De rien.

Panique complète la submergea. Elle sentit l’étau glacé se resserrer. Son corps ne semblait plus le seul emprisonné, mais son esprit aussi, se débattant pourtant au milieu des décombres de sa mémoire engloutie. Rien, il ne semblait plus rien avoir en son esprit. Rien, comme aliénée. Pourtant… Non, pas aliénée. Elle parvenait à penser, à parler, même si ce n’était qu’à elle-même en son for intérieur. A qui d’autres pourrait-elle parler d’ailleurs ? Elle semblait seule, en cet endroit abandonné, seule, dans le noir et le froid.

Si froid… Elle frissonna encore. Resserra ses bras contre sa maigre poitrine, tentant de se blottir dans un abri qui n’existait pas, tentant par ce geste désespéré de garder le peu de chaleur que son corps pouvait encore avoir. Elle sentait pourtant une légère brise presque chaude souffler sur sa peau hérissée. Mais si putride et méphitique, qu’elle ne la réchauffait en rien. Bien au contraire. La peur monta encore d’un cran si ce fut possible, et les larmes ruisselèrent de plus belle. Elle émit une légère plainte, sursautant presque à sa propre voix qu’elle entendait pour la première fois.

Et qui venait de rompre abruptement le lourd silence pesant qui l’entourait. Ce n’est qu’à cet instant qu’elle réalisa le silence étouffant qui régnait jusque-là. Comme ajoutant encore à ce lieu si sombre et si effrayant.

– Y a quelqu’un ? se risqua-t-elle d’une voix croassante.

L’écho de sa voix lui revint, comme une réponse narquoise.

Et les larmes gelant presque son visage ravagé. Mais quel était donc cet endroit maudit ? L’avait-on enlevée ? L’avait-on emprisonnée ? L’avait-on…

Un léger bruit se fit entendre sur sa droite. Discret, un peu lointain. Toute pensée s’arrêta, tandis qu’elle se figeait, les sens aux aguets. Le silence reprit ses droits. Et le vil espoir s’envola. Avait-elle bien entendu ? Après tout le bruit avait été si ténu.. Si ça se trouve elle l’avait imaginé… Elle avait tant désiré ne plus être là, ne plus être seule, qu’elle l’avait peut-être rêvé. Oui, ce devait être ça.

Un bruit plus proche cette fois. Non elle ne l’avait pas rêvé. Elle avait bien entendu. Du bruit, et donc peut-être…

– Y’a quelqu’un ? reprit-elle sa voix se faisant plus forte, plus assurée.   

Un autre bruit. Un pas. Semblant rouler sous un gravât. Oui, il y avait quelqu’un ! exulta-t-elle, manquant de peu de sauter de joie. Si elle ne s’était pas sentie si faible pour se lever, sans doute aurait-elle couru vers cet inconnu.

– Y’a quelqu’un ? Je vous entends, répondez-moi.

Pourquoi gardait-il le silence obstinément ?
 
– S’il vous plait, où êtes-vous ? Je suis là.  

Les pas se rapprochaient.

Pourquoi ne répondait-il pas ? Peut-être l’inconnu avait-il peur lui aussi ? Peut-être avait-il peur d’elle, dans ce lieu si inquiétant ?

– Je ne vous veux pas de mal. Je suis là. S’il vous plait, répondez-moi.

Les pas se rapprochaient encore. Et avec lui un léger borborygme. Sourd, ronflant, presque ronronnant.

L’espoir laissa place à une autre peur. Sourde, vicieuse, qui rampait en son esprit au même rythme que les bruits.

– Répondez-moi, supplia-t-elle presque, sa voix se faisant murmure alors que sa gorge se nouait sous une appréhension soudaine.

Etait-ce son ravisseur qui venait la chercher ? Devait-elle finalement le craindre ?

Le borborygme se fit grognement. D’un son grave, rauque. Et la terre sembla presque répondre en écho à ce son animal, vibrant étrangement sous ses pieds. Panique l’enveloppa. Elle tenta de se lever, mais bien rapidement retomba.

Elle devait fuir ! Elle devait fuir, et vite. Avant que… ce son, cet homme, cette bête, elle ne savait, ne la rejoigne, ne l’attrape, et ne… lui fasse quoi ? Dieu seul savait. Elle devait fuir !

A cette seule pensée, la volonté qu’elle croyait partie sembla l’enivrer soudain d’un regain de vitalité. Elle rassembla le peu de force qu’elle avait encore, et parvint à se relever. Les jambes flageolantes sous elle, menaçant de ne pas pouvoir la porter. Fuir, fuir, elle devait fuir ! se morigéna-t-elle avec la rage du désespoir. Elle ne savait où elle était, ni ce qu’était ce bruit, mais elle devait fuir. C’était là la seule chose qu’elle savait.

Un pas. Les bruits se rapprochaient. Un pas encore. Elle s’éloignait. Moins vite toutefois qu’il ne semblait approcher.

Un autre pas. Elle tituba. Sa main se rattrapa à elle ne savait quoi. Un mur dirait-on. De la pierre, rugueuse au toucher, suintante aussi, comme si la pierre elle aussi pleurait. Non, une ruine réalisa-t-elle, quand sa main effleura une arrête acérée et s’y blessa. Avec un sourd gémissement, elle porta d’instinct la main à ses lèvres et lécha la plaie.

Le borborygme derrière elle, plus proche encore, sembla grogner avec plus de férocité. La frayeur glissa le long de son échine la drapant de son manteau glacé, avant que sa volonté ne la gifle de plein fouet. Fuir, fuir, elle devait fuir. Un pas encore. Son pied nu glissant sur une pierre coupante, se blessant lui aussi. Elle se rattrapa de peu au mur cassé à ses côtés, et pleura tout en laissant un gémissement de peur et de douleur mêlées lui échapper. Un pas encore. Cette fois elle sentit la terre plus douce, moins rugueuse, sous ses pieds. Et s’empressa d’avancer. Un pas, un autre, plus rapide, des mouvements plus sûrs, ou plus désespérés, surtout dans ce noir total qui l’entourait. Les bruits derrière elle semblant ne plus être qu’à quelques mètres à peine. Et d’autres bruits s’élevant tout autour, non loin aussi…

Etait-elle encerclée ? Qu’était-ce donc ? Qui étaient-ils ? Que lui voulaient-ils ?

– Qui êtes-vous ? s’écria-t-elle d’une voix éraillée. Qu’est-ce que vous me voulez ? Qui êtes-vous ?

Elle ne s’arrêta pas pour autant, tentant de se diriger là où elle n’entendait aucun bruit.

– Pourquoi vous ne répondez pas ?

Une sorte de ricanement fut la seule réponse qu’elle obtint.

– Mon dieu, sauvez-moi, murmura-t-elle pour elle-même en une sourde prière. Sauvez-moi.

Sur sa langue elle sentait le goût salé de ses larmes, et elle tenta de réprimer la vive nausée qu’elle ressentait tandis que la puanteur âcre de sang et de mort se rapprochait. Comme une obscure promesse de ce qu’on lui réservait.

– Sauvez-moi, sanglota-t-elle encore, cette fois courant presque.

Trébuchant, tombant, s’écorchant les genoux, avant de se relever, et de reprendre sa fuite désespérée.

Son regard embué capta soudain une étrange lumière virevoltant au loin. Faible, tremblotante, semblant voltiger étrangement, comme semblant lui indiquer le chemin. Telle une étoile dans le ciel, un guide dans ce noir éternel. Elle ne lâcha pas la lumière du regard et courut vers elle, se relevant dès qu’elle tombait. Son coeur gonflé d’un nouvel espoir, qu’elle espérait ne pas être vain cette fois. Elle courut, son souffle se faisant presque erratique, trouvant elle ne sut où la force de crier encore ses appels à l’aide, et répondant presque en rythme aux grondements derrière elle. Un souffle fétide lui enveloppa la nuque, la faisant hurler plus encore.

– A l’aide. Sauvez-moi, je vous en prie, sauvez…

Les mots moururent sous sa chute. Le souffle l’enveloppa alors de sa brume opaque, comme voulant la cacher au regard de la lueur salvatrice. Une main la happa sauvagement à la cheville… et la tira brutalement en arrière. Elle eut beau tambouriner, se débattre, frapper de son pied, s’agripper à la terre, aux pierres, à tout ce qu’elle trouvait sur son chemin, s’écorchant le corps et les mains, elle ne parvint pas à freiner la bête comme enragée, qui inexorablement vers les autres l’entrainait.

– Non, non, nooooooooooon, hurla-t-elle.

Elle parvint, d’une poussée, à se retourner, se laissant glisser sur le dos, et tenta de frapper celui qui la tenait ainsi et la tirait tel un vulgaire sac de viande. Elle frissonna quand, sous la pâle lueur qui s’approchait, la sombre silhouette de son ravisseur se dessina. Tout en courbes déformées, des épaules voûtées, rehaussées chacune d’une pointe, des mains griffues, acérées, des jambes formant un arc étrange, ployant sous un corps malingre aux côtes saillantes. Tout n’était qu’ombre vague, obscure silhouette valsante sous un halo faible et vacillant, mais la vue que la… la.. créature… lui offrait, lui suffisait. Sous l’horreur, elle s’était presque figée. Mais la créature, elle, ne s’était pas pour autant arrêtée.

Dans un dernier regain d’énergie, elle lança son pied libre sur la main qui la tenait, tentant d’ignorer la douleur vive qui irradiait de son dos écorché. Mais ce coup ne sembla avoir aucun effet. Si ce n’est une main se resserrant plus encore sur sa cheville malmenée. Elle hurla, rua, se cabra, frappa encore, pleura… et brusquement un vrombissement rugit près d’elle, tandis qu’une lumière vive l’aveugla. La créature la lâcha sans préambule tout en grognant de plus belle, tandis que la lumière fonçait tout droit sur elle.

Une vague silhouette sauta d’un engin, une cape voltigeant dans son sillage. Ce fut là tout ce qu’elle entraperçut, avant que les ténèbres ne l’engloutissent de nouveau.

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